Tendresses dix-neuvièmes
Bienvenue dans ce 19ème numéro de Tendresses – une lettre de poésie résistante, illustrée et contextualisée, chaque 3ème dimanche du mois.
Atlantide
mille-quatre-cent-quatre-vingt-douze-et-des-miettes mètres sous les eaux les profondeurs se reconnaissent à la pression qu’elles exercent et l’obscurité restent au creux des veillées la peau des tambours leur écume voilée restent dans nos poches les fragments crachés d’une lune d’un jour dans ces mers ténèbres la mesure ne se prend pas non elle s’abat dans ces eaux noires où il pêchait l’autre soir l’astre naît forcé par quelque dignité la rencontre des azurés et des alizés j’ai nommé les êtres des abysses à la chaleur révélée sous la grêle habitent des clepsydres de suie d’espoir de craie les êtres des abysses dont les cœurs valsent comme les voiles des méduses voguent entre les glaces et leur fracture les êtres des abysses cultivent les fleurs des heures perdues dépouillent l’artifice du feu les êtres des abysses sont pourchassés par des ogres dont on connaît l’amour pour les secrets argentés et maudire la lumière pour exorciser ces jeunes ces ingrates et ingrats ces pourri·es gâté·es ces illuminé·es ces nuisibles ces rêveureuses ces vioques ces sans-dents ni colliers ces dangers ces ploucs ces riens ces fous ces chiens ces hypocrites ces insensé·es ces assisté·es ces monstres ces médianes et médians ces affamé·es ces paysannes et paysans ces malfamé·es cette racaille cette pagaille ces sorcières ces salopes ces pédés ces — sourires ces oiseaux car demain comme jadis des affres toujours jaillissent les êtres des abysses dansent avec une dague dans les côtes les êtres des abysses tressent des cordes sur l’abîme les êtres des abysses invoquent l’aurore chez l’autre et l’autre dans l’aurore les êtres des abysses détroussent l’horreur il est devenu simple de noyer la clarté il suffit d’un rideau d’une batte d’un décret et mille-quatre-cent-quatre-vingt-douze pieds sous les eaux il a été établi qu’Atlantide existait, une dénommée Dogger Bank si je parlais la langue de Shakespeare ou des puissants je le traduirais par néolibéralisme et si je parlais futur ou passé je le confondrais avec présent mais dans ma poche comme dans la vôtre s’est glissé un fragment de lune
— Êtres des abysses, malcio, 2023.
Quelques éléments de contexte…
« Lorsque le lecteur se trouvera de nuit sur une plage, contemplant le reflet clair de la Lune projeté sur l’étendue de l’eau et pensant à son influence sur les marées, il voudra bien se rappeler qu’elle a pu naître d’une grande vague composée de matières terrestres projetées dans l’espace », explique la biologiste marine et militante écologiste Rachel L. Carson en introduction de Cette mer qui nous entoure (1951).
Dans cet ouvrage, celle qui allait signer onze ans plus tard Printemps Silencieux détaille notamment le fonctionnement des océans et de ses eaux profondes : les « abysses », objets de ce poème. Atlantide commence ainsi par inscrire l’année 2023 qui s’achève dans la stricte continuité des cinq siècles passés depuis la colonisation des Amériques (« mille-quatre-cent-quatre-vingt-douze-et-des-miettes »).
Dans ce monde à l’image des profondeurs marines, obscur et sous pression, subsistent pourtant des rayons de lumière.
— restent dans nos poches les fragments crachés d’une lune d’un jour —
« La mer profonde a ses astres et peut-être, ça et là, un étrange et fugitif équivalent de clarté lunaire », explique Rachel L. Carson. Outre « le mystérieux phénomène de phosphorescence » ou les jets lumineux de calmars, « beaucoup de poissons portent des points lumineux qu’ils peuvent éteindre ou rallumer à volonté (…). D’autres ont sur le corps comme des rangées de lumière, disposées en dessins variant suivant l’espèce ». Les êtres des abysses mis à l’honneur dans ce numéro de Tendresses en sont la transposition.
— les êtres des abysses à la chaleur révélée sous la grêle habitent des clepsydres de suie d’espoir de craie —
S’ils ne sont pas épargnés par la pression et l’obscurité de ce monde (« sont pourchassés par des ogres »), leur ferveur comme leur tendresse demeurent : bon gré mal gré, ces éclats brillent et se multiplient pour, enfin, faire poindre l’aurore.
Les six dernières strophes de poème espèrent alors ancrer plus solidement la transposition entre les profondeurs marines et métaphoriques.
— il est devenu simple de noyer la clarté il suffit d’un rideau d’une batte d’un décret —
Intervient ici une terre immergée dans la mer du Nord. « Il existe d’ailleurs un exemple d’un pays perdu.Voici quelques vingtaines de milliers d’années, le Dogger Bank était terre ferme », écrit Rachel L. Carson. « Des pêcheurs d’Europe, arrivés en pleine mer du Nord, [y] larguèrent leurs chaluts. Ils ne tardèrent pas à discerner le dessin d’un plateau irrégulier presque aussi vaste que le Danemark, à 20 mètres de fond environ ».
L’Atlantide n’est alors plus un mythe, nous la traversons. Mais dans nos poches et celles de nos proches se trouvent heureusement des éclats de lune, éparpillés comme les nombreuses pièces d’un précieux puzzle.