Tendresses treizièmes
Bienvenue dans ce 13ème numéro de Tendresses – une lettre de poésie résistante, illustrée et contextualisée, chaque 3ème dimanche du mois.
Dommages et des intérêts
au premier jour l’eau créa la terre au second les bananes le coton au troisième jour l’homme repu l’homme vêtu vit que cela n’était pas assez à lui les esclaves l’exploitation l'expropriation les plantations au quatrième jour l’homme-plein les autres moins vit que cela était compliqué et sema à coups de fouets la chimie dans les sillons la chimie sur les charançons les maronnes et les marrons au cinquième jour les champs suintèrent rouge sang et vert poison l’homme-industrie regarda ses comptes et vit que cela était perfectible au sixième jour il fit campagne et sema en son frère souverain à coups de Cocagne la graine du pétrin vous savez la science va et vient elle tâtonne tout sourit à qui sait : les causes naissent variées les concurrents plus encore savez-vous que vous jouez si ce n’est votre tête, au moins votre couronne or dans la sixième nuit la Ronde des ventres creux des poches trouées des lépreux souffla sur le brasier des jours premiers au septième jour naquit un nouveau fruit d’espoir de raison de mélancolie et à la huitième aube la Ronde comme un chœur d’étoiles anémiées s’arma de même les mains sur la hache sous l'oreiller * * * puis à l’énième jour à l’énième chant la Ronde s’assit en rangs prête à voir éclore la dernière fleur du printemps sur l’estrade la juge écoute la Cafteuse publique défiler les registres faire le décompte millions de vermines millions de pierrots millions d'alevins millions d'achets millions en moins en cause l’homme-industrie la main dans la main de son frère souverain millions en jeu alors dans un silence colombe la Ronde sort les crocs et la juge le micro la parole va maintenant au gouvernement : Sinistre des champs — absent Sinistre des charbons — absent Sinistre des clients — absent Sinistre des colons — absent Sinistre des créances — absent Sinistre de la nouvelle gestion publique — absent la parole va donc au méchant madame la Juge messieurs en cravate madame la Cafteuse doutez comme moi-même je doute doutez comme mon client l’homme-industrie doutez doutez doutez car peut-être car si j’ai bien compris car si c’est cela alors regardez cette carte elle est verte ou jaune pourquoi voir rouge pourquoi la science aurait un biais dès lors qu’elle touche un billet moi-même j’en ai et pourtant je doute doutez doutez je vous en conjure doutez Madame la juge doutez en cravate doutez même sans la Cafteuse ne fait que cafter alors dans un regard d’enfant la Ronde sort les dents et la juge le marteau
— Sommeil au Marche, Wilson Bigaud, 1955. (The Haitian Art Society)
Quelques éléments de contexte…
Si les petites victoires ne sont pas chose rare, les grandes aiment se faire attendre. Alors que le Tribunal administratif de Paris devait statuer sur le procès Justice pour le Vivant — objet de ce poème — ce jeudi 15 juin, le coup de marteau a été reporté. Les 8 vers concluant ce poème ont donc été supprimés : vous les recevrez dans un numéro 13bis de Tendresses, le jour du verdict.
Il y a déjà deux ans, le 9 septembre 2021, POLLINIS et Notre Affaire à Tous lançaient la première étape d’une action en justice contre l’État pour « manquement à ses obligations de protection de la biodiversité ». Les associations sont bientôt rejointes par l’ANPER-TOS, l’ASPAS et Biodiversité sous nos pieds, dans un procès baptisé Justice pour le Vivant : là où Affaire du Siècle s’attaquait à l’inaction climatique du gouvernement, les requérantes visent ici les défaillances du processus d’homologation des pesticides en France.
Le cœur de ce recours est le début de ce poème : Dommages et des intérêts [/désintérêts/], avec un déroulé en deux actes. Le premier s’intéresse aux origines de l’agrochimie et de ses mythes, le second au 1er juin 2023, jour de l’audience de Justice pour le Vivant.
1er acte
Les premières strophes empruntent à la Genèse pour explorer le commencement de l’agriculture intensive. Pour ce faire, deux cultures symboliques du carrefour entre colonialisme et extractivisme, la banane et le coton (« à lui les esclaves l’exploitation l'expropriation les / plantations »).
C’est au travers de la banane, en particulier, qu’est explorée la question des pesticides d’une perspective coloniale. Si ce fruit concentre d’innombrables drames, ce poème s’intéresse plus précisément à l’utilisation du chlordécone dans les Antilles françaises, un insecticide classé cancérigène possible pour l’homme dès 1979. Utilisé massivement entre 1972 et 1993 pour lutter contre un coléoptère ravageant les bananiers, le charançon, il finira par contaminer 95 % des Guadeloupéen·nes et 92 % des Martiniquais·es :
et sema à coups de fouets la chimie dans les sillons la chimie sur les charançons les maronnes et les marrons
Si l’enquête sur le chlordécone a débouché, en début d’année, sur un non-lieu, les juges d’instruction y ont pourtant établi « les comportements asociaux de certains des acteurs économiques de la filière banane relayés et amplifiés par l’imprudence, la négligence, l’ignorance des pouvoirs publics, des administratifs et des politiques qui ont autorisé l’usage du chlordécone à une époque où la productivité économique primait sur les préoccupations sanitaires et écologiques ». Les Antilles n’ont toutefois pas dit leur dernier mot, comme le rappelait cette semaine le philosophe martiniquais Malcom Ferdinand à Mediapart.
Le poème s’attaque dès lors aux connivences entre l’agrochimie et l’État. L’usage — une première pour Tendresses — d’un quatrain d’alexandrins entend souligner les formes mises par le premier pour séduire le second. Par perspicacité, indignation et exaspération naît alors, dans la nuit, une Ronde résistante, un « chœur d’étoiles anémiées » et armées nous ramenant au 1er juin 2023.
2ème acte
L’audience du procès Justice pour le Vivant se tenait au Tribunal administratif de Paris, où les associations, leurs avocats et leurs sympathisants attendaient avec ferveur les conclusions de la Rapporteuse Publique à la juge ( « sur l’estrade la juge écoute / la Cafteuse publique » ).
Le discours de la cafteuse — personne rapportant aux autorités dans l’argot, terme emprunté à l’arabe kāfir, « incroyant » — se veut long, mais limpide : elle propose de condamner l’Etat pour ses carences en matière d’évaluation et de gestion des risques liés aux pesticides.
Dans une salle où ne s’entendent, par les fenêtres ouvertes, que les chants des oiseaux, les avocats des requérantes se lèvent et plaident leur cause : « alors dans un silence colombe la Ronde / sort les crocs / et la juge le micro ». Car s’ensuit, bientôt, la défense : parmi les ministères appelés par la juge, aucun n’est représenté. Des absences expliquant les métonymies lors de l’énumération : Sinistres des champs, du charbon, des clients, des colons…
En son absence, l’État sera défendu par un proche du dossier, Phyteis, la fédération des « industriels de la filière phytopharmaceutique » en France, rassemblant 19 adhérents dont les géants de l’agrochimie Bayer, Corteva et BASF ( « la parole va donc / au méchant »).
Connivences entre l’agro-industrie et l’État, lisiez-vous plus haut. Si le verdict final a été reporté (sans date précise), l’espoir reste de mise, les conclusions des rapporteurs et des rapporteuses étant généralement suivies par les juges. Suite au numéro 13bis de Tendresses que vous recevrez, bon gré mal gré, le jour du verdict.