Tendresses dix-septièmes
Bienvenue dans ce 17ème numéro de Tendresses – une lettre de poésie résistante, illustrée et contextualisée, chaque 3ème dimanche du mois.
Recette pour en sortir
ou Révolution pour les tendre(s)
Ingrédients et outils les pesticides les colonies le patriarcat les fossiles le capital l’autocratie pour en sortir munissez-vous d’un éclat de tendresse d’un éclair de colère d’un brasier d’étreintes ils ont pris les îles ont pris les terres les bras les mers pris les oiseaux pour en sortir munissez-vous de glaires chargés comme des fusils et de bras tendus comme des yeux d’enfants ils ont pris l’ivresse ont pris nos secondes nos heures les siècles pris ce qu’il reste à présent Préparation pour en sortir laissez vos proches près de vous videz vos sacs vos poches videz tout ce qu’il leur reste à prendre (l’horizon est un grand miroir) l’on entendra alors des soupirs des pleurs des promesses sans fleurs des espoirs se clore (c’est aujourd’hui tout ce que demain nous offre) et sous la glace des craquements d’ailes comme une cascade blottie dans un soleil (c’est tout ce dont demain a besoin) pour en sortir pendez-vous au cou des passants pendez dépendez laissez les faire de même (les bergeronnettes sifflent au cliquetis des pendentifs) l’on entendra ensuite la mer se fendre dévorer les murmures épargner les absences (ne pas être ou être ensemble) et dans les airs comme un fleuve se fait forêt la foule fouler le silence renoué (la foule n’est qu’un immense miroir) pour en sortir fixons la terre depuis la lune leur monde tourne guerre soleil semblant soleil vulgaire (pour vivre élargir les marges) l’on entendra enfin les marges reprendre faim reprendre rêves étincelles sur des braises (depuis toujours le feu fait fuir les dieux) et l’innocence sortir des eaux du passé pour la sauver laissez vos feux vous brûler à présent Dressage pris notre mal en patience avons pris le droit les urnes la science nous avons pris la rue pour s’en sortir des lisières à ciel ouvert des entailles aux mains jointes la tendresse comme une jacinthe pris notre colère avons pris les regrets les prières nous avons pris leurs incendiaires sous la chaleur les glaces fondues des promesses battues abreuvent de nouvelles heures et nos sangs rient gaiement d’avoir coulé dans le même fleuve blanc (les sangs coulés ne font aucun rejet) dorénavant couper le présent
— I Get Hurt [On me blesse], malcio, 2023. Dédié aux grévistes de la soif et de la faim : Bernard, Çelik, Marion, Matthieu, Olga, Reva, Thomas, Victoria.
Quelques éléments de contexte…
Après 39 jours de grève de la faim, le co-fondateur du GNSA (Groupe National de Surveillance des Arbres) Thomas Brail entamait ce lundi une grève de la soif en opposition à l’A69, ce projet d’autoroute devant relier Castres à Toulouse. « On verra s’ils vont laisser mourir quelqu’un aujourd’hui » , déclarait alors le militant.
La réunion organisée en réponse par les préfets du Tarn et de la Région Occitanie s’est conclue, ce vendredi, par l’affirmation de la poursuite des travaux.« Ni moratoire, ni suspension » et ce, malgré l’opposition du Conseil national de protection de la nature, de l’Autorité environnementale, de plus de 1 500 scientifiques, de riverains, d’élus locaux et la proposition d’une alternative.
Si ce numéro de Tendresses ne se centre pas sur ces événements, Recette pour en sortir entend s’immiscer dans leur répétition. « Qu’est-ce qu’une actualité ? » s’interrogeait (après Kant) le philosophe Michel Foucault, pour qui la révolution a disparu dans les années 1970. Ne resterait, depuis, que la répétition sans fin d’un présent que rien ne peut briser :
les pesticides les colonies le patriarcat les fossiles le capital l’autocratie
Recette pour en sortir propose à cet égard trois ingrédients et outils : la tendresse, la colère et le collectif. La colère est mise en avant la première, avec des tercets en italique inspirés des vers de la poète russe Marina Tsvetaïeva, où le dépouillement matériel se fait aussi dépouillement sémantique.
Ils ont pris nos fusils, pris les cartouches Ils ont pris l'amitié, pris le minerai Mais tant qu'il reste du crachat dans les bouches Tout le pays est armé — Marina Tsvetaïeva
Préparation. Révolution pour les tendre(s) s’intéresse ensuite à la tendresse comme base du collectif : la tendresse envers les proches devient tendresse envers les passants avant de s’incarner à la première personne du pluriel (« fixons la terre / depuis la lune »).
A la manière du 7ème numéro de Tendresses, les assertions entre parenthèses entendent à la fois explorer des sagesses tues (tel le Gardeur de troupeaux d’Alberto Caeiro) et couper le rythme du poème. Il s’agit ici de donner du souffle au présent.
et sous la glace
des craquements d’ailes
comme une cascade
blottie dans un soleil
(c’est tout ce dont
demain a besoin)
La dernière partie de la recette, Dressage, est construite en miroir de la première. Là où le dépouillement matériel devenait dépouillement sémantique ( « ils ont pris / ont pris / pris »), l’impasse des recours citoyens nourrit l’élargissement de la parole ( « pris / avons pris / nous avons pris »). Les marges et les lisières — comme à Sainte-Soline, Beaumont-sur-Oise, Mayotte, et dans le Tarn samedi et dimanche prochains — reprennent verbe et reprennent vie.
Les trois étapes de Recette pour en sortir ou Révolution pour les tendre(s) représentent également le passé, le présent et l’avenir. La conclusion revient donc aux idées qui ont guidé ce poème : « le futur, c’est la manière dont nous transformons en vérité un mouvement, un doute », écrivait Michel Foucault.
L’ami diegodelasvegass a accepté d’enregistrer ce poème sur une de ses compositions. Un immense merci, et bonne écoute — si vous le souhaitez.