Tendresses septièmes
Bienvenue dans ce 7ème numéro de Tendresses – une lettre de poésie résistante, illustrée et contextualisée, chaque 3ème dimanche du mois.
Raccommodements
La tête du lion est tombée peu après la tienne Dankélé et l’homme après lui après toi aime tes cornes ton cuir comme ta loi aujourd’hui c’est la quinzième fois qu’il convoque la terre la mer les airs ses pairs en guise d’appel dépoussièrent l’inventaire (compter, c’est corrompre) — Loups, anguilles, vanneaux : présents ? — Plus pour longtemps — Abeilles, hévéas, hérissons ? — Perdus en route — Arlequins, presse, opinion ? Silence très long. — Allons, oui ou… — Non Les hôtes — Se dessine ici entre ces murs blancs le destin du monde vivant Les Suds — Descellons ici celui des absents des registres de l’histoire (parler, c’est faute de mieux) Les Unies Nations — « L’humanité est devenue une arme d’extinction » Silence coton. — Allons, oui ou… — Non Les Suds — Celle de l’homme derrière les hommes et les femmes des plantations ou celle des maronnes et des marrons des peuples premiers assassinés ? Le Nord — Nous pensons une planète un peuple une action (penser, c’est être malade des yeux) Les Unies Nations — « Plus nous pullulons plus nous mettons la Terre sous pression » Silence colon. — Allons, oui ou… — Non Les Suds — the P bomb blanchit les coupables sans toucher aux crimes faut-il gercer nos bourgeons ou votre abjection (aimer, c’est faire partie de la rumeur cosmique) Les Unies Nations — « 30 par 30 sous protection en 2030 » Silence pesant. — Allons : oui ou… — Comment ? Les Suds — Vos forteresses expulsent déplacent extraient pourquoi les parcs sont gardés pourquoi les gardes sont armée pourquoi nos sangs sont coulée et vos noms immaculés (lutter, c’est forcer l’horizon)
Quelques éléments de contexte…
Ce poème prend racine dans un conte malien, expliquant que le lion n’a pas toujours été le roi des animaux.
Avant lui régnait Dankélé, un grand buffle tyrannique qui empêchait l’accès à la seule rivière du royaume. Un matin, une lionne amena son nouveau-né à la rivière pour qu’il y boive. Dankélé, furieux, tua la mère — mais laissa l’enfant s’échapper. Une fois adulte, il se vengea et devint enfin le roi (juste et droit) des animaux.
Dans le poème, l’arrivée de l’homme prolonge le conte, marquant la fin du règne du lion (dont la tête tombe) et l’avénement d’un nouveau tyran.
La 15ème convocation de ce dernier fait référence à la COP 15 biodiversité : depuis le 7 décembre, plus de 190 gouvernements se sont réunis à Montréal pour parler de politiques de conservation, d’usage des pesticides, ou encore d’orientation des subventions publiques…
Ce numéro de Tendresses souhaite en prendre le contrepied à plusieurs égards :
L’appel
En début de poème, l’appel est d’abord utilisé pour souligner l’ironie des négociations : c’est en l’absence du monde non-humain que se déciderait le « destin de l’entièreté du monde vivant » (traduction d’un éditorial du journal Science Advances). C’est également l’occasion de rappeler quelques menaces pesant sur la biodiversité :
Surexploitation : si, mardi dernier, la Commission européenne a doublé la période de fermeture de la pêche à l’anguille (passant de 3 à 6 mois), cela reste insuffisant selon des groupes écologistes qui y voient « le clou final dans le cercueil de cette espèce en danger critique d’extinction ». Les hévéas, eux, sont les arbres à caoutchouc originaires de l’Amazonie, exportés par l’explorateur anglais H. Wickham dans les anciennes colonies du Royaume-Uni ;
Perte ou détérioration de l’habitat (vanneaux sociables, hérissons, …) ;
Pesticides : les néonicotinoïdes affectent les capacités motrices et comportementales des abeilles ;
Et l’importance moindre de la biodiversité dans les médias et l’opinion : Arlequin fait ici référence 1) aux 94 espèces de grenouilles arlequins (atelopus genus) recensés par l’UICN, dont 2 sont éteintes et 63 en danger critique d’extinction et 2) au valet comique de la commedia dell’arte, dont l’absence à l’appel veut souligner le sérieux du sujet.
Les silences
« Silence très long. — Allons, oui ou… — Non »
Ces trois vers sont extraits de Le Gars, de la poète russe du 20ème siècle Marina Tsvetaeva. Elle y reprend un conte populaire, dans lequel la jeune Maroussia tombe amoureuse d’un vampire : plutôt que de dévoiler son secret, elle choisit de se taire et d’y perdre ses parents, son frère, puis elle-même.
Comme dans l’original, l’usage et les variations de ces 3 vers essaient d’appuyer le rythme du poème. Ils viennent également grossir certains angles morts des déclarations et des ambitions de cette COP15.
Les dialogues
Ce poème prend en partie la forme d’un dialogue. 4 protagonistes des négociations sont représentés :
Les hôtes (la Chine assurait la présidence de la COP 15, le Canada en était l’hôte) ;
Les Unies Nations : les 2ème et 3ème passages entre guillemets sont des traductions de citations d’António Guterres (secrétaire général de l’ONU) et d’Inger Andersen (directeur exécutif du PNUE).
Le dernier passage entre guillemets fait référence au plan « 30 x 30 », qui vise à protéger 30% des aires terrestres et 30% des aires marines d’ici 2030, sans préciser toutefois par qui, pour qui ni comment.Les Suds : en opposition aux Unies Nations, ils rappellent les biais et les fantasmes nourris par les moyennes et l’uniformisation. A ce titre, l’usage du pluriel accentue la diversité parmi les représentants du Sud. Si la Bolivie veut par exemple inscrire l’expression « Terre Mère » dans l’accord, plusieurs nations d’Afrique australe s’intéressent à la « chasse aux trophées durable ».
Le Nord : en accord avec les Unies Nations. A l’inverse des Suds, l’usage du singulier souhaite accentuer son penchant pour l’uniformisation.
Les assertions entre parenthèses
(penser, c’est être malade des yeux)
Ce vers est extrait du Gardeur de troupeaux, d’Alberto Caeiro (Fernando Pessoa). Son usage, ainsi que ses variations, explorent des sagesses tues. Elles coupent le rythme du poème, autant que des négociations : car si le Gardeur de troupeaux « pensai[t] à ces choses », il ne pourrait « plus voir les arbres et les plantes / et cesserai[t] de voir la Terre / pour ne plus voir que [ses] pensées ».