Tendresses vingt-troisièmes
Bienvenue dans ce 23ème numéro de Tendresses – une lettre de poésie résistante, illustrée et contextualisée, chaque 3ème dimanche du mois.
Politique s’est assise
dans une étude inédite des chercheurs ont montré la politique s'est assise dessus s'est assise la poésie a soufflé des enfants fuient les charniers la politique s'est assise sur leurs tombes s'est assise des gouttes de sang sont tombées de nos visages éborgnés la politique s'est assise sur nos yeux s'est assise les gouttes elles a ramassé dans ses dix doigts faucheurs et ses doigts les a léchés a goûté nos douleurs mais en un sourire s'est assise dessus s'est assise elle a la langue maculée la parlotte en gâchette et nos mots en laisse dépieutés la politique s'est assise sur nos peaux s'est assise elle a grelots aux souliers qui font tinter l'écrasé·e les os funèbres les pompes craquent mais tout a un prix à payer la politique s'est assise sur nos côtes s'est assise le grondement des écorces les requiems du merle le va-et-vient des mémoires les tremblements d'un père la politique s'est assise sur nos crânes s'est assise les gosses récolent les fèves d'Abidjan ou de Limoges au creux des mines isolées les canaris sont crevés vendus bon prix au marché domestique de l'étranger mais la politique s'est assise sur les Suds s'est assise elle a proclamé parité dans les comités les foyers mais qui croit la police et qui nourrit l'Intérieur la politique s'est assise sur les femmes s'est assise elle fait chanter la presse la justice la télé elle-même chante à tuer têtes des cultures désossées doucement sautent les chaînes dont les clés furent scellées la politique s'est assise sur son foie s'est assise tristes lunes pour les urnes l'isoloir serre ses coutures au creux du souffle humain mais aujourd'hui ou demain le soleil se lèvera dans des puits se lèvera et avec lui la soif la faim celles que rien n'épanche jamais les fleuves auront refait surface la terre encore aura tremblé au goût du mot liberté le soleil se lèvera sur nos plaies se lèvera il aura drapé nos bêches nos fourches nos bagnes nos crèches les vergers les lacs les plaines le soleil se lèvera dans nos paumes se lèvera et dans nos jambes tambourinera alors dans un retard de chantier les chercheurs auront dansé et et les enfants auront dansé et et les poètes avec eux au au cœur des aubiers des rouges-gorges des syllabes retrouvées les Suds aussi auront dansé et les ouvrières les employées et et les paysans aux peines fleuries de laisses égorgées et et la politique s'est rassise n'a plus de trône où s'asseoir les bas-fonds ont marché le cœur haut ont marché sur le pouvoir ont marché
Quelques éléments de contexte…
« Sur l’environnement, le divorce entre la Macronie et la communauté scientifique est désormais consommé », écrivait au Monde le journaliste Stéphane Foucart (18/02). Ce divorce – bien qu’élargi au-delà de l’environnement et de LREM dans ce numéro de Tendresses – constitue le point de départ de Politique s’est assise.
La première strophe, dont la concision entend accentuer la rupture entre les sciences et la politique, s’appuie également sur un double entendre : les résultats de l’étude ont-ils été écrasés, ou des chercheurs sont-ils parvenus à montrer que la politique les a écrasés ?
_ dans une étude inédite des chercheurs ont montré la politique s'est assise dessus s'est assise _
Les deux, semblent répondre les strophes suivantes : la « politique », construite ici comme l’abstraction (compressive) du pouvoir, écrase une à une les vérités successives qu’on lui donne à voir.
Pire, elle y prendrait plaisir. Malgré les multiples alertes des Nations Unies sur la violence de la répression policière en France, la liberté de manifester agonise encore. Celles et ceux qui résistent sont, si ce n’est criminel·les, a minima criminalisé·es : la « langue maculée » de la politique se tient prête à tirer.
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elle a la langue maculée
la parlotte en gâchette et
nos mots en laisse dépieutés
la politique s'est assise
sur nos peaux s'est assise
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Pour accentuer cet accaparement, des « grelots aux souliers » viennent rappeler le détachement entre « politique » et « administré·es » autant que l’aveuglement du pouvoir face aux conséquences de ses choix. « L’écrasé·e » tinte, et Politique s’est assise s’attelle ensuite à traduire ce tintement.
Les vers « le grondement des écorces / les requiems du merle / le va-et-vient des mémoires / les tremblements d’un père » se font par exemple l’écho des conséquences du changement climatique sur nos cerveaux : l’exposition à des événements météorologiques extrêmes, rendue plus probable par la combustion d’énergie fossiles, rend à son tour plus probables les troubles d’anxiété et de dépression, tout comme les maladies neurodégénératives comme Alzheimer ou Parkinson (The Guardian, 27/03).
Chemin faisant, la politique écrase ce qui contrôlait ses excès : la presse aux mains de milliardaires, la justice en manque de moyens et un secteur culturel en crise. Jack Ralite, maire d’Aubervilliers de 1984 à 2003, le dénonçait déjà dans une lettre à François Hollande, en ce temps président de la République : « La crise ne rend pas la culture moins nécessaire, elle la rend au contraire plus indispensable ».
_ elle fait chanter la presse la justice la télé elle-même chante à tuer têtes des cultures désossées doucement sautent les chaînes dont les clés furent scellées la politique s'est assise sur son foie s'est assise _
Elle provoque sa perte : l’isoloir sort du bureau de vote, ses coutures se serrent, le collectif s’éteint. En entremêlant les futurs simple et antérieur, ce poème s’emploie donc à l’invocation d’un soleil sorti « des puits » et de « nos plaies ». Un astre noir qui habille d’abord « nos paumes » pour, à force de travail commun, voir poindre un chant de libération au son des tambours.
En conclusion, un vers que Jack Ralite, dont la vision de la poésie et de la politique a abondé ce 23ème numéro de Tendresses, aimait particulièrement citer : « L’inaccompli bourdonne d’essentiel », de René Char.