Tendresses vingt-et-unièmes
Bienvenue dans ce 21ème numéro de Tendresses – une lettre de poésie résistante, illustrée et contextualisée, chaque 3ème dimanche du mois.
Gens du pays
bien avant les limousins les picards les normands bien avant les grecs les romans bien avant les étrangers les gens v’naient sillonnés et creusés du pays au sens du coin des dunes des terres des rus des mers d’en haut à gauche après le moulin les gens v’naient massifs et noués du pays au sens du coin des merlins des feux des veilles et des vieux pays berceaux sans barrières ni tombeaux pays de seigle de saisons de miel pays d’un même pas tranquille lumière fracas de la trempe de la terre unie à la perle – a ti té d’où tché qu’té réd bi chuis ichyn chuis tché mé peu après les canons les canines les charbons peu après les grands plans les vols blonds peu après les démembrés les gens v’naient suspects et inquiets d’un coin au sens d’un puissant : la faucheuse vague fossile en trois pièces en col blanc en centiles comprenez votre coin m’est cher un peu trop à cela je tiens un autre coin pas loin un coin taro sans juge ni barreau un coin sans bras ni part du gâteau primo ce coin-là brade alors camarade ni haies ni bosquets ni forêts deuzio ce coin-ci coince alors cascade moteurs engrais semences banquiers le puissant prime alors turbine tercio-cides insectes herbes fongi sui- – té tché té ou té tché mé on ne pardonne plus on s’tue bien trop tard bien trop tôt bien avant tout ceci bien après tout cela survint survivra le pays au sens du coin survit surviendra le même pas pluriel placide silence éclat aux pieds des tours aux pis des vaques au creux des paumes aux peaux qui craquent aux terres ressacs et brise-matraques peuples berceaux sans frontières ni tombeaux peuples de nèfles de siècles de braises gens du coin au sens du pays au sens d’éternels – rougie du sei met la mare à sé rougie du matin met la mare au quemin
– Société, malcio (2024)
Quelques éléments de contexte…
Après plusieurs semaines de manifestations d’agriculteurs en Europe, ce 21ème numéro de Tendresses s’intéresse à l’identité paysanne. Gens du pays se construit à cet effet en trois phases : le passé lointain (paysannerie), le passé proche (industrialisation) et le présent (résistances).
Chaque phase se conclut par une strophe – deux tercets, un distique – en patois du Nord-Cotentin. Par exemple :
_ a ti té d’où tché qu’té (comment vas-tu d'où viens-tu) réd bi chuis ichyn chuis (très bien je suis ici je suis) tché mé (chez moi) _
Il s’agit ici de s’interroger sur la présence comme appartenance, à la manière du « je suis ici, je suis d’ici » revendiqué par les sans-papiers. L’habiter paysan se fait lien à et travail de la terre : « là où il existe, le paysan est l’homme du pays, il est englobé dans la pulsation du cosmos, écrivait l’écologiste Bernard Charbonneau en 1969. L’Eden terrestre n’est pas un don de Dieu, mais le fruit de la peine, moissonneurs des plaines courbés sur l’horizon »,
_ pays d’un même pas tranquille lumière fracas de la trempe de la terre unie en nuée à la perle _
Après-guerre, les politiques de remembrement vont toutefois bouleverser les paysages et l’habiter paysan. « Maintenant, poursuivait Charbonneau, il n’y a plus de nature ni d’homme qui puisse tenir devant l’impitoyable tracé des raisons de l’Etat ou de la Production. Des lois déracinent les peuples comme le bulldozer les haies ».
Mais en même temps que les gens du pays disparaissent, des identités paysannes se construisent. En guise d’exemple, le professeur de philosophie à l'Université de Mons (Belgique) Damien Darcis évoque la tartiflette : ce plat phare de l’identité savoyarde a en réalité été inventé… dans les années 1980… pour des touristes à La Clusaz (station de ski).
L’utilisation croissante des registres généalogiques (herd-books) au XXème siècle en témoigne également : pour être Limousines, Picardes ou Normandes, les vaches respectent désormais un cahier des charges, loin des considérations des paysans jusqu’alors. Les gens du pays viennent à présent d’un pays.
_ les gens v’naient suspects et inquiets d’un coin au sens d’un puissant _
Le poème s’attelle alors au champ économique : les fermes deviennent des exploitations et les agriculteurs des exploitants. Les monocultures fleurissent à l’aide de la mécanisation, des engrais et des pesticides. Quelques-uns s’enrichissent, plusieurs tombent malades, beaucoup s’endettent. « Les paysans apparaissent comme la plus inégale des professions en France actuellement », rappelait ainsi Thomas Piketty dans Le Monde ce 10 février.
_ té tché té ou té (es-tu chez toi ou es-tu) tché mé on ne pardonne plus (chez moi on ne pardonne plus) on s’tue _
A mi-chemin entre le patois et le français, ce tercet vient à la fois rappeler la perte de repères culturels – « L’instruction primaire obligatoire, écrivait Charbonneau, fut une sorte de colonisation bourgeoise de la campagne. En même temps qu’il apprenait à lire et à écrire, le jeune paysan devait désapprendre : sa langue et son folklore » – et amorcer la dernière phase du poème, dédiée aux résistances.
L’habiter paysan, en tant que travail au monde, ne saurait être brisé et le savoir paysan persiste, comme le met à l’honneur la conclusion de Gens du pays.
_ rougie du sei met la mare à sé (ciel rouge du soir met la mare à sec) rougie du matin met la mare au quemin (ciel rouge du matin met la mare au chemin) _