Tendresses trente-troisièmes
Bienvenue dans ce 33ème numéro de Tendresses – une lettre de poésie résistante, qui changera bientôt de format et/ou de régularité : plus d’informations à venir !
État de droit
j'ai un corbeau dans les yeux qui tisse d'un fil leste dans son bec les plaies de mes globes et les tient en laisse quand l'illusion craque et l'histoire balance sur ma peau vierge un pont sans attaches dont on jurerait de la fraîcheur des coupures sur mon torse lourd un déluge sans eau dont on jurerait du premier éclair sur nos cœurs aveugles dont on jurerait du discernement des couleurs et s'il est une guerre qui prétend la paix il est une autre paix qui tient prête la guerre cachée dans le dos des peuples comme un chat dans la gorge des colombes j'ai un corbeau dans les yeux qui parle le langage des failles il coud les plaies de mes globes quand l'illusion craque en échos et la tient en laisse comme un chien triste qu'on refuse de piquer et la surprise vacille avec l'évidence un coq court la tête coupée à la recherche du chant confisqué et un serpent enroule un tigre de l'encre des mensonges pour le noyer dans la belle misère de son pelage et sitôt que je les montre du doigt la lune gobe ma main et tisse les craquelures de la carte des nuits alors moi aussi je parle la langue des failles et je converse avec le corbeau de mes globes déposé là comme ailleurs par le train blanc de l'enfance il attend que je rince ses ailes trempées dans l'huile oublieuse des rouages du progrès pour me léguer son aiguille et s'envoler bouquet de mésanges
Quelques éléments de contexte…
Ce 33ème numéro de Tendresses s’inspire d’une peinture de Ceija Stojka (Sans titre, 1995) où l’on voit un oiseau noir parmi les sutures d’un œil. A droite de l’iris, une cheminée d’usine portant un sigle nazi rappelle les trois camps de concentration auxquels la peintre rom autrichienne a survécu durant son enfance.
Alors que les extrêmes droites gagnent à nouveau l’Occident, le corbeau qui ouvre État de Droit entend symboliser la frayeur — ressentie, construite et héritée — à lier les drames d’aujourd’hui et ceux d’hier. « D'un fil leste dans son bec », il coud et tient en laisse les blessures de nos regards pour sauver l’illusion qui « craque » de l’état de droit.
Aux Etats-Unis d’abord, dont le président vient de déporter 238 Vénézuéliens dans une prison au Salvador en raison de leur appartenance présumée à un gang — bien que « très peu d'entre eux semblent avoir des liens clairs et documentés avec [ce dernier] » selon l’enquête du New York Times. En France également, où droites et extrêmes droites remettent en cause la séparation des pouvoirs depuis l’heureuse condamnation de Marine Le Pen.
En écho aux récentes surenchères martiales, le premier mouvement du 33ème numéro de Tendresses se conclut ensuite par une référence à la « Ballade de la guerre » du poète italien Edoardo Sanguineti…
— ici, s'il est une guerre à laquelle ne pense pas une paix il est une autre paix qui tient prête la guerre —
… et au concept de paix comme « présence de justice » plutôt que comme « absence de tension » cher, par exemple, à Martin Luther King.
Un nouveau mouvement du poème s’entame alors, et le corbeau ne retient plus seulement « les plaies [des] globes » : ses soins deviennent le geste par lequel l’illusion de l’état de droit se maintient. Une illusion qui craque désormais « en échos » pour souligner l’entraide que s’apportent entre eux les partis et les régimes d’extrême droite à l’international.
— il coud les plaies de mes globes quand l'illusion craque en échos et la tient en laisse comme un chien triste qu'on refuse de piquer —
Ce mouvement se poursuit dans la tension entre surprise et évidence : si les récentes atteintes à l’état de droit peuvent surprendre, elles s’inscrivent en réalité dans la continuité des violences — notamment coloniales — infligées par la France à certain·es de ses citoyen·nes.
Le coq « qui court la tête coupée / à la recherche du chant confisqué » symbolise à cet effet l’incapacité du pays à affronter son histoire et convoquer une nouvelle aube, tandis que le tigre noyé « dans la belle misère / de son pelage » reflète à son tour les difficultés des gauches à rester unies — et puissantes.
Le narrateur qui les désigne ouvre cependant des perspectives plus larges : sa main gobée par la lune retrouve le ciel étoilé et, en hommage aux peuples premiers et/ou opprimés, la capacité de s’orienter parmi « les craquelures / de la carte des nuits ».
Il y découvre « la langue des failles » et apprend que le corbeau de ses globes représente l’héritage d’une enfance « dans l’huile oublieuse des rouages du progrès ». Une fois ses ailes rincées, le corvidé offre la possibilité de rompre l’illusion (« me léguer son aiguille ») et s’envole en un « bouquet de mésanges » qu’il a toujours été.
Merci de lire Tendresses, et à bientôt,
malcio