Bienvenue dans ce 6ème numéro de Tendresses – une lettre de poésie résistante, illustrée et contextualisée, chaque 3ème dimanche du mois.
Voleurs de nuit
Les souffleurs d’aube susurrent en secret
que les voleurs de nuit meurtrissent la clarté
les voleurs de nuit déterrent les jours enfouis dans les sous-sols ensanglantés
ils calcinent les jours enfuis pour y noyer l'avenir
que les faiseurs d’aube de leur chair libre de leur sang noir croquent et esquissent
les voleurs de nuit épieutent le doute l’incertitude les secrets et les baisers
les voleurs de nuit ont dérobé les veillées
et les nuits volées ne croient plus au soleil couché
car dans l’éternelle journée s’efface la peur comme s’éteint l’espoir
les voleurs de nuit patrouillent en milices bornées
ils préfèrent le chemin d'un seul pas assuré à l’horizon sapé par leurs mines échinées
ils méprennent le temps pour l’instant et l'instant pour le suivant
que revendiquent jambes debout poings serrés âmes mutines plume chantée les bâtisseurs d’aube acharnés
irruant inconnus comme des sourires dans une coulée de lave noire
les souffleurs d’aube vivotent isolés
mais ce matin oui ce matin
arrimés aux plus hautes des cimes de ce qu’il reste d’arbres
ils chantent ailes ouvertes coeur tendre
ils chantent ensemble
les jours qui les séparent de la nuit promise et voilée
ils chantent ensemble
le jour nouveau sur le point de se lever
— Demain, Max Ernst, 1962.
Quelques éléments de contexte…
Ce poème, comme son titre le suggère, entend explorer la nuit et sa disparition.
Littéralement d’abord : à la mi-octobre, un collectif de scientifiques, de journalistes et de militants réclamait, dans une tribune pour Le Monde, une « sobriété de l’éclairage nocturne dans les agglomérations ».
Avec 11 millions de points lumineux en France — 10 millions selon la FNCCR (Fédération nationale des collectivités concédantes et régies) —, les auteurs de la tribune déplorent les conséquences des lumières artificielles sur la biodiversité, le climat et le nombre d’étoiles visibles en ville (moins d’une vingtaine).
Si la France peut compter sur la fission nucléaire, ce n’est pas le cas pour de nombreux autres pays : c’est pourquoi — inspirées par les travaux de l’artiste Romy Castro — les trois premières strophes du poème remontent aux autres origines des lumières artificielles, les énergies fossiles.
Les sous-sols ensanglantés font ainsi référence à la fois :
Au processus de décomposition, le long de centaines de millions d’années, des êtres vivants devenus charbon, gaz et pétrole ;
Et à l’accaparement de ces énergies par les pays développés jusqu’en dehors de leurs frontières.
La suite du poème souhaite interroger la disparition de la nuit d’une perspective symbolique.
La fin des secrets, du doute, du temps et de l’instant et — surtout — du possible devient le constat et le combat des souffleurs d’aube : pour ces deniers, l’absence de nuit est avant tout l’impossibilité d’un monde nouveau.
La structure du poème et ses alignements joue sur cette opposition, qui représente également l’alternance brisée du jour et de la nuit.
Aussi les souffleurs d’aube revendiquent-ils, comme de nombreux poètes de la négritude, la clarté de la nuit noire. Nous pouvons penser ici à Guy Tirolien et sa prière d’un petit enfant nègre :
« Triste comme Ces messieurs de la ville, Ces messieurs comme il faut Qui ne savent plus danser le soir au clair de lune, Qui ne savent plus marcher sur la chair de leurs pieds, Qui ne savent plus conter les contes aux veillées. »
ou encore à Aimé Césaire à la fin de son Cahier d’un retour au pays natal :
« et le grand trou noir où je voulais me noyer l'autre lune c'est là que je veux pêcher maintenant la langue maléfique de la nuit en son immobile verrition ! »
Au fur à mesure du poème, les souffleurs d’aube gagnent en force, et c’est dans l’attente en assemblée, dans un chant commun, qu’ils vont convoquer l’aube que l’on voit (presque) poindre.
Merci pour les éléments de contexte, très chouette poème 👏