Tendresses seizièmes
Bienvenue dans ce 16ème numéro de Tendresses – une lettre de poésie résistante, illustrée et contextualisée, chaque 3ème dimanche du mois.
Boutures
les veines gorgées d'espoir les lèvres trempées d'au revoir l'horizon au fond du regard la détresse au coin du cœur répéter le soleil brille après la nuit le soleil dans la nuit et déchirer les frontières comme des sutures les failles s'enchaînent comme des boutures vos papiers ! mes palmiers s'entassent dans mon dos mes songes sont des plumes de fumée répéter le soleil brûle les lunes le soleil élude sortir les liasses des souliers transports repas modestes compter les restes pour la traversée et les ranger sous la semelle tant qu'elle est froide là là-bas ici je suis l'attente dans la marée vos billets ! mes étrennes ont brûlé quelle terre battront mes foulées la tête haute le menton tremblant l'utopie à bout pourtant la barque saute répéter la nuit chasse le soleil la lune aussi éclaire et prier les eaux les cieux la terre soixante âmes sur l'embarcadère combien sous la mer, sœurs frères j'ai la salive charnière vos papiers ! nos foyers sont noyés mais nos droits savent nager la folie aux sourires les visages dans les cernes les rivages aux souvenirs les cicatrices constellent répéter les étoiles veillent les étoiles guident les réclamer exil clandestin asile digne de là ou là-bas je suis ici ma force mes mains tendues comme un miroir dans vos bras ouverts je fleurirai les rues de mes larmes noires déclinez votre identité ! mon exode me l'a donnée je suis l'espérance amarrée
– S. a accepté d’illustrer ce poème avec l’un de ses collages. Un immense merci d’abord, et quelques détails ci-dessous.
Quelques éléments de contexte…
Bouture, n. f. : Fragment qu’on a détaché d’un végétal et qui, planté en terre, y prend racine.
Alors que le gouvernement devrait présenter son projet de loi immigration en novembre au Sénat et début 2024 à l’Assemblée, ce poème souhaitait s’intéresser aux migrations comme parcours (arrachement, traversée, arrivée…) plutôt que comme calculs (rentabilité, ou pire encore).
Différentes tensions vont alors rythmer le poème, à commencer par le départ, entre déchirure et espoir.
les veines gorgées d'espoir les lèvres trempées d'au revoir
Ce premier déchirement est accentué – et en partie traduit – par la récurrence des prières aux astres et leurs variations.
répéter le soleil brille après la nuit
Le narrateur y convoque d’abord la lueur solaire comme opposition aux ténèbres, avant que l’alternance des astres invoque la clarté dans l’obscurité. Il s’agit ici d’un écho aux poètes de la négritude qui, en défense de celles et ceux à qui l’on refuse la lumière, la revendiquent dans la nuit qu’on leur impose :
et le grand trou noir où je voulais me noyer l’autre lune
c'est là que je veux pêcher maintenant la langue maléfique de la nuit en son
immobile verrition !
– Aimé Césaire (Cahier d'un retour au pays natal)
« Je souhaitais que l’alternance des astres constitue la diagonale principale du collage, explique S. L’oiseau, allégorie du narrateur, y suit et poursuit son espoir ».
Cette progression nourrit également la récurrence des frontières et des points de contrôle. A l’espoir l’on demande des papiers, et ses réponses tendront tour à tour vers :
Le passé et sa distance (« mes / palmiers s'entassent / dans mon dos mes / songes ») ;
Le futur et ses possibles (« quelle / terre battront mes foulées ») ;
L’affirmation des singuliers dans le collectif (« nos / foyers sont noyés / mais nos droits »).
Enfin, dans la dernière strophe, l’usage de l’impératif « déclinez » souhaitait accentuer la violence de la demande (« déclinez votre / identité » sous-entend alors la refuser, comme l’on décline une invitation) face à l’espoir accompli du narrateur arrivé : en astronomie, un astre décline lorsqu’il s’approche de l’horizon.
A S. de « faire ressortir dans le collage un élément évoqué en filigrane dans le poème : tapi dans un coin, dans l’angle mort de la diagonale, un homme devant des cartes de tarot retournées. Que deviennent les craintes et l’espoir du narrateur lorsqu’un pouvoir lointain trace son destin ? »
ma force mes mains tendues comme un miroir dans vos bras ouverts je fleurirai les rues de mes larmes noires
Tendre dimanche, et à bientôt !
malcio