Tendresses onzièmes
Bienvenue dans ce 11ème numéro de Tendresses – une lettre de poésie résistante, illustrée et contextualisée, chaque 3ème dimanche du mois.
No bassaran
même les chiens sont suspects s’ils traînent en meute à l’aube d’un nouveau Mai alors partout on bassine on matraque que la liberté commence où se noue le collier même les chiens sont suspects alors imaginez leurs maîtres quand l’extrême libéral se fait autocrate et armurier gravité des bavures gravité des pavés l’ordre est intimé au seuil des bars et des cafés Répression de l’ivresse publique mais Paris n’est Paris qu’arrachant ses chaussées et la France n’est la France qu’en brûlant ses reliques j’ai arrêté de prier depuis Sainte Soline j’ai la gueule ouverte les crocs aiguisés l’âme mutine j’ai arrêté de compter après quarante-deux il me suffit d'aboyer une grenade deux secondes dites « Dis-sol-u-tion » à l’extinction des feux les cieux s’embraseront dites « Dé-mo-cra-tie » et les morts pour la nation contesteront il est déjà tard et des éclats de tendresse s’immiscent irrésistibles dans la machine on s’offre des oasis sans eau sans sable sans palmier sans fumée on s’offre des larmes sur les paupières empourprées on s’offre des civières où reposent les blessés on s’offre tout court mais il est bientôt tôt et la rue commande de poursuivre l’écho des étincelles : il arrive un soleil craché dans les sourires il arrive un soleil irruant des ravines il arrive un soleil dégorgeant les poitrines Serge à ton réveil les rues et les champs te crieront leur éveil
— Metamorfosis de ángeles en mariposa [Métamorphose d’anges en papillon], Salvador Dalí, 1973.
Quelques éléments de contexte…
Ce samedi 25 mars, 30 000 personnes — 6 000 selon les forces de l’ordre — manifestaient à Sainte-Soline contre les mégabassines (quelques éléments d’opposition…). Face à elles, 3 200 gendarmes pour 4 000 grenades tirées en moins de deux heures. Parmi les blessés, Serge, encore entre la vie et la mort à l’heure où sont écrites ces lignes.
Les événements de Sainte-Soline s’inscrivent dans la foulée de la répression policière en France depuis le début de l’année : à la veille du rassemblement dans le marais poitevin, la Commissaire aux droits humains du Conseil de l’Europe, Dunja Mijatović, soulignait ainsi que « les libertés d’expression et de réunion s’exercent dans des conditions préoccupantes » en référence à la mobilisation contre la réforme des retraites.
« La violence sporadique de certains manifestants, a-t-elle ajouté, ne peut justifier l’usage excessif de la force par des agents de l’État ». De même le rapporteur spécial des Nations unies pour la liberté d’association, Clément Voule, rappelait le 20 mars que « les manifestations pacifiques sont un droit fondamental que les autorités doivent garantir et protéger. Les agents des forces de l’ordre doivent les faciliter et éviter tout usage excessive de la force ». Verdict similaire — si ce n’est plus alarmant — du côté de la société civile (Ligue des droits de l'homme, Amnesty International, Human Rights Watch).
Le titre de ce poème, No Bassaran, correspond au slogan de Bassines non merci, un des collectifs à l’origine des manifestations à Sainte-Soline s’étant sans doute inspiré de l’histoire des luttes. No pasarán [Ils ne passeront pas, expression qui remonterait à la bataille de Verdun] est prononcé par Dolores Ibárruri Gómez (dite La Pasionaria) aux prémisses de la guerre civile qui opposera les partisans de la Seconde République espagnole à Franco.
Le poème s’ouvre ensuite sur une variation du dernier vers de « Finir », poème écrit par Paul Eluard en 1941 : « Même les chiens sont malheureux » devient « même les chiens sont suspects », avec l’intention de poursuivre la résistance poétique autant que de la prendre à rebours dans un contexte heureusement bien différent.
Résistance tout de même après que le ministre de l’Intérieur ait appelé à la dissolution d’un autre collectif derrière Sainte-Soline, les Soulèvements de la Terre. La graphie employée fait référence au premier numéro de Tendresses. Le vers « dites "Dé-mo-cra-tie" » s’en inspire également, se référant pour sa part aux déclarations du gouvernement : si un processus est démocratique, le besoin de le rappeler interroge.
Avec plusieurs millions de personnes dans les rues, des éclats de tendresse jaillissent toutefois : solidarité des riverains ouvrant leur cour d’immeuble pour échapper au gaz (les « oasis »), solidarité des manifestants distribuant mouchoirs, masques et sérums physiologiques (des « larmes »), solidarité des médecins et solidarité sans borne. Rage et tendresse allument des étincelles : allez-vous les suivre ?