Tendresses huitièmes
Bienvenue dans ce 8ème numéro de Tendresses – une lettre de poésie résistante, illustrée et contextualisée, chaque 3ème dimanche du mois.
Nota bene : Vous pouvez également retrouver “Poudrière” dans le 1er numéro de la revue Cahot.
Poudrière
À l’heure où chavirent la lune et ses perles de rose que le jour vengeur sèche de ses lances de coton À l’heure où s’éveille l’aube et serpente la salive que l’air avare d’eau aiguise incise archive Les rideaux tombent et le décret pour tromper la sécheresse chrysalidée VUES les nappes asséchées VUE la terre craquelée VUES les forêts cuivrées VUS les cendres et les brasiers L’Assemblée Inquiète Décrète Qu’à compter de cette lune : « CHACUNE ET CHACUN – à sa fenêtre dans son jardin sur sa tête ou dans sa main – DISPOSE D’UN CONTENANT D’EAU – d’un volume de 111 millilitres ou plus rempli en permanence au moins – POUR PARER L’ÉVENTUELLE ÉVENTUALITÉ QU'UN FEU – de joie de forêt de vengeance d’étoiles d’araignées — SOIT DÉCLENCHÉ. » Décrété à l’aurore. Par l’Assemblée Inquiète. Passent les premières lunes les maladresses les négligences l’adaptation Passent les secondes la détresse l’irrévérence l’agitation Passent les dernières les manifestes la résistance la discrétion Dans les conclaves ovales la pilule passe mal VUS les débordements VUES les malversations VUS les rassemblements VUE l’évaporation L’Assemblée Inquiète Décrète Qu’à compter de cette lune : « CHACUNE ET CHACUN – à partir de 15 ans et jusqu’à l’âge où tremblent les mains et la mémoire naufrage – DISPOSE D’UN CONTENANT D’EAU – d’un volume de 222 millilitres au moins rempli en permanence en permanence couvert – POUR PARER L’ÉVENTUELLE ÉVENTUALITÉ QU’UN FEU – de révolte désinvolte de poings de rabouins – S'ENCLENCHE – sous peine de beaucoup d’argent un peu de prison et des gros yeux » Décrété à l’aurore. Par l’Assemblée Inquiète. Qu’il faille un verre ou qu’il en faille deux la fortune avale Mais dans les rues et les quartiers dans la paille des gorges et des gosiers la pilule est coincée Et ça chante ça déclame ça s’emballe ça s’enrage dans les mains les verres sont vides dans la rue les verres sont bus Et l’assemblée inquiète s’inquiète s’enquiert des suspects Gare à vous garde-à-vous gardes à vue alors Alors laissez-moi nos enfants ne crament pas ils tarissent Alors laissez-moi et mes frères et mes sœurs et ma cendre et ma sueur et ma langue est lueur Alors lâchez tout les colonies le climat les ruses les conglomérats les fossiles le patriarcat Alors laissez-nous boire ou brûlez Et l’assemblée a peur Et l’assemblée fait peur Une rangée de bassines trois rangées de suspects les bourreaux prennent les têtes pour les y noyer Et dans les rues et les quartiers dans l’apnée des cœurs dégorgés la pilule est crachée ça débarque ça s’arme ça se soulève ça conquiert Et l’assemblée girouette caquette Et l’assemblée défaite décrète VUES leurs lumières et nos bévues VUS leurs possibles et nos vestiges VUES les ailes sur leurs croix et le plomb dans nos ailes VUS leurs horizons et le bout-de-notre-nez L’Assemblée Désuète Regrette Qu’à compter de cette aube : « L’ASSEMBLÉE INQUIÈTE N’EST PLUS » Regretté une lune trop tard. Par l’Assemblée Désuète.
Quelques éléments de contexte…
La publication de poème, initialement prévue pour cet été, fait suite au dernier bulletin du Bureau des recherches géologiques et minières (BRGM), publié ce 1er janvier : « la recharge des nappes phréatiques reste peu intense. Plus des trois-quarts des nappes demeurent sous les normales mensuelles. Les niveaux sont nettement inférieurs à ceux de décembre 2022 ».
Après la sécheresse de l’été dernier, les pluies se font attendre — mais peut-être moins qu’une réponse structurelle à la hauteur des enjeux sociaux et écologiques.
En s’inspirant de la structure des décrets officiels, il s’agissait ainsi de souligner par l’absurde les décalages entre :
Une assemblée (politique, économique, sociale…) prétendument consciente de l’urgence et sa décision de faire porter le tribut du bien commun à l’individu ;
« Vues les nappes asséchées… » / « QUE CHACUNE ET CHACUN »
L’urgence et la décision en elles-mêmes ;
« Terres craquelées » / « Un contenant d’eau… »
Considérons ici le financement, par Coca-Cola, d’associations de nettoyage des plages ; BNP Paribas, « la banque d’un monde qui change » a porté plainte contre BNP Paribas ; ou les « mails rigolos » de la ministre de la Transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher…
L’urgence inchangée et l’évolution de l’Assemblée ;
Le feu, d’abord spontané, devient criminel et criminalisé. L’eau, toujours manquante, est ensuite utilisée pour noyer les opposant·es.
Les feux déclenchés par le manque d’eau prennent à cet égard différentes formes : danger extérieur, étincelle de résistance à éteindre (les bourreaux prennent les têtes /pour les y noyer) ou à défendre (« alors laissez-nous / boire / ou / brûlez »), et départ au combat. Ce sont ces multiples formes qui ont donné son titre au poème, Poudrière.
Rappelons également que, si l’expression « guerre de l’eau » s’est popularisée à la fin du siècle dernier, le manque d’eau a historiquement constitué un levier de coopération.
En 1999, Aaron T Wolf, un professeur de géographique dans l’université d’Oregon, établissait ainsi que le 20ème siècle avait connu 7 conflits reliés à l’eau — et aucune guerre de l’eau — alors que s’étaient signés 145 traités de coopération. Traités qui « s’avèrent être puissamment résilients avec le temps », précisait-il.
Qu’aurait décidé, après tout, l’assemblée émerveillée ?
Belle année à toutes et tous !