Tendresses douzièmes
Bienvenue dans ce 12ème numéro de Tendresses – une lettre de poésie résistante, illustrée et contextualisée, chaque 3ème dimanche du mois.
Ils brûlent la France
ils brûlent la France à petit feu à chaque jour ses fumées et ses brasiers ils brûlent la France Travaille deux ans de plus pour un peu moins Marianne cherche sa marmaille sous les ponts sous les porches dans ses bras mais la jeunesse ne chôme pas elle se brade cueillie comme un fruit sur qui résiste quand on l’arrache et Marianne cherche ses marmots dans les crèches dans leurs lits sous son aile mais malades et mères seules au RSA s’inquiètent au mot bas vingt heures hebdomadaires sans savoir ni où ni quand ni où déposer les enfants allez savoir pour qui pourquoi le futur de la Nation s’appelle Nation sans droits ils brûlent la France Santé patients sans lits sans urgences soigner sans blouse sans temps sans gants sans dents compter les mois jusqu’au rencard compter des heures pour un brancard soigner ça use soigner ça crève soigner ça grève administrer les soignants chiffrer les patients les mains tendues aux fenêtres renferment les étrennes ils brûlent la France Enseigne réformer mille vétérans recruter des volontés l’envie facture moins que les moyens et Marianne cherche ses bambins à l’école entre amis en son sein mais dans les usines à col blanc le Garde brode sur les colbacks new public management ils brûlent la France Océane Makatea et Guyane aux cieux ouverts les bananes poussent comme les cimetières puissance nucléaire essais cancers droit du sol six pieds sous terre et droit du sang s’il est blanc Wuambushu qui reprend quoi mahorais créoles kanaks français toutes les langues conjuguent réprimer ils brûlent la France tout court les forêts pleurent en cendres les eaux retiennent leurs larmes le fond de l’air étouffe les sols s’empoisonnent se poinçonnent se bétonnent se conglomèrent et sous un soleil flagrant le restant surprend à présent ils brûlent la France à petit feu mais il suffit que je l’aime encore il suffit que j’aime un coq chantant une voisine un badaud un passant dans l’histoire rouge qu’il traverse et le sang noir qu’il partage dans ses peines fusibles et ses joies lanternes dans ses non-dits et ses poèmes il suffit que j’aime le vol d’un azuré sur les flots le silence d’une forêt les vignes comme des crocs plantés dans le ventre des vallées le ciel épousant les eaux à l’heure où la nuit délaisse la rosée les tresses ensablées creusées par vents et marées il suffit que j’aime des sourires complices des mains dans des mains et des bras sous des bras des oreilles tendues des épaules fidèles des gorges enragées et des poings serrés il suffit que je vois celles et ceux qui les aiment comme moi
— Ker-Xavier Roussel, Amours jouant près d’une nymphe, 1898.
Quelques éléments de contexte…
« Ils cassent le monde / à coups de marteaux » : ces deux vers sont extraits d’un poème de Boris Vian, dont ce numéro de Tendresses s’est (humblement) inspiré. Les marteaux ont ici laissé place à de discrètes flammes ou, plutôt, des flammes rendues discrètes.
La première strophe introduit à cet effet les feux (« ses fumées et / ses brasiers ») sans en préciser l’origine, tandis que les cinq suivantes entendent montrer les incendiaires.
Il s’agit alors d’une plongée dans les politiques françaises de travail, de santé, d’éducation, en outre-mer et d’écologie avec, en lame de fond, les efforts de communication du gouvernement pour masquer les flammes. Ainsi de « France / Travaille » (France Travail, le remplaçant Pôle emploi) ou de « France / Océane » (mentionné pour rebaptiser l’outre-mer).
Quelques repères…
Travail : après la réforme des retraites, celle du RSA. Les nombreuses mères seules parmi les allocataires pourraient avoir à travailler 20 heures par semaine à la rentrée prochaine. « Transformer un allocataire en une main d'œuvre sans droit est une régression sociale », déplorait Martin Hirsch (initiateur du RSA) peu après l’annonce.
Santé : « 87% du territoire est en désert médical », selon la ministre déléguée chargée de l'organisation territoriale du système de santé et des professions de santé, Agnès Firmin Le Bodo, à la Gazette des Communes (mars 2023).
Enseignement : L’éducation nationale prévoit la suppression de 1 500 postes à la rentrée 2023 (Le Monde). En parallèle, le recours aux contractuels augmente.
Outre-mer : en Nouvelle-Calédonie, la société Avenir Makatea pourrait relancer les extractions de phosphate sur l’île éponyme (Reporterre). A Mayotte, le président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, Jean-Marie Burguburu, a exhorté le ministre de l’Intérieur à « renoncer » à l’opération Wuambushu (« reprise » en mahorais), considérant le risque d’« aggravation des fractures et des tensions sociales dans un contexte déjà très fragilisé […] et l’atteinte au respect des droits fondamentaux des personnes étrangères dans le cadre d’expulsions massives».
Ecologie : le mercure grimpe, les forêts brûlent, l’eau manque et l’on construit des bassines pour la stocker tandis que son usage est restreint dans de nombreux département, l’air est vicié, les sols artificialisés et les haies arrachées, le niveau de la mer monte
Le recours face à ces feux reprend ensuite le contentement et l’émerveillement de Boris Vian : « Il suffit que j’aime / Un petit brin d’herbe bleue »… Si les lumières du quotidien éclairent parfois mieux l’avenir que les idéaux, ce poème espère inviter au collectif et à l’effacement. Effacement face à l’histoire et ses drames, effacement face au monde, face à l’autre. Et effacer pour épouser : peut-être est-ce du silence que jaillira notre chant nouveau ?