Bienvenue dans ce 10ème numéro de Tendresses – une lettre de poésie résistante, illustrée et contextualisée, chaque 3ème dimanche du mois.
Irréprochables
vous savez je vois un psy pour le patriarcat les colonies la retraite l’autocratie les guerres l’écologie mon psy est cordial agréable à l’écoute un bon bougre bien fourbe avec au sourire un astérisque *Docteur sponsorisé par l'extractivisme parfois je lui dis j’ai mal souvent la nuit je rêve de génocides et d’ouragans j’aimerais faire plus j’aimerais faire mieux je lui tends mon cœur comme un pendule rouillé dans ses mains douces et lisses d’horloger il me répond comme on serre l’écrou sentez-vous coupable j’ai parlé à mon sponsor vous en êtes capable à ce moment-ci peut-être avez-vous compris je dois remercier mon psy son regard de fer m’endurcit vous savez j’y suis retourné ce matin il avait entrouvert sa fenêtre côté rue j’ai appris depuis que mon psy s’est fini son sponsor a vu un restant de tendresse sur son divan nous te voulions dur comme fer te voici doux comme fleur tes caresses compromettent nos affaires tes caresses te promettent un enfer à ce moment-ci vous aurez compris peut-être aurais-je dû aider mon psy sa salle d’attente bien remplie de cœurs tendres à saisir comme la viande il m’aurait dit parfois je doute de mon sponsor souvent je me rappelle ma mère dire la tendresse est une lutte je me rappelle ces murs sans fissures sont une cage sans barreaux la nuit je rêve oui la nuit je rêve d’ouvrir ma fenêtre alors j’aurais pris son cœur brisé comme un piquet doux comme un moineau s'envolant trop tôt j’aurais pris son cœur pour le blottir contre le mien mais à ce moment-ci peut-être l'avez-vous déjà compris c’est trop tard pour lui verdict de l’enquête un granule de cyanure chargé dans un flingue vidé dans sa nuque je suis repassé peu après devant le cabinet sur la fenêtre était collée la page de garde de son carnet avec dessus un hymne à l’Usalie fraîchement barré comme un feu dans un feu les braises de la révolte attendrissent avant de brûler alors pour protéger l’individu du peuple dites-lui d'abord ses possibles s’il s’en sent capable il se pensera responsable dites-lui ensuite ses devoirs s'il se pense responsable il se croira coupable dites-lui enfin ses fautes s’il se croit coupable il fuira la rue que personne n’écoutera plus quand sur son lit de mort à la tendresse qui crépite encore elle murmurera Brûle un peu plus fort
— Noche de frío espeso [Nuit de froid épais], Aurelio Suarez, 1945.
Quelques éléments de contexte…
« En ouvrant le débat de la violence, [on] criminalise pour dépolitiser », lançait l’activiste Camille Etienne sur le plateau de C ce soir en novembre 2022. En amont de la mobilisation pour la défense de l’eau — qui débutera ce vendredi 24 mars à 15 heures à Lusignan (Vienne) —, et en écho à d’autres déclarations de l’activiste, ce poème s’intéresse plus largement à la culpabilisation comme vecteur de dépolitisation.
Autrement dit : si c’est votre faute et seulement votre faute, vous ne pourrez vous en prendre qu’à vous même, et non pas aux éventuelles carences de politiques structurelles (d’accueil, de santé, de logement, de solidarité, d’éducation, d’agriculture, de biodiversité, de gestion du climat ou des eaux).
Il ne s’agit donc pas, ici, de critiquer le recours à la psychologie, mais bien d’explorer les stratégies de détournement de l’individuel et de l’intime par et pour certaines industries ( « sponsorisé par l’extractivisme » ). Le choix d’une poésie narrative visait ainsi à faire apparaître successivement trois grands mouvements, enchevêtrés les uns aux autres comme des poupées russes :
La (sur)culpabilisation
Dans les années 2000, le pétrolier British Petroleum popularise l’idée du bilan carbone individuel. L’outil, aujourd’hui familier, permet de mesurer la contribution d’une personne ou d’un foyer à la crise climatique : le lien est fait, et il s’agit à présent de réduire sa consommation individuelle. Exemple plus récent, les publicités du gouvernement au plus fort de la pandémie : cette jeune enfant, innocente comme un sourire, embrasse sa grand-mère qui, séquence suivante, se trouve sous assistance respiratoire dans un lit d’hôpital. La publicité oublie, malencontreusement, de mentionner l’évolution du nombre de lits d’hôpitaux en France.
Des crises mondiales, nécessitant une réponse politique forte au moins autant que des actes citoyens, sont ainsi redimensionnées pour avoir leur place dans les cœurs et les foyers. C’est la scène initiale du poème, où le mal-être du narrateur naît du décalage entre le pouvoir qu’on lui répète qu’il a — et son impuissance à répondre à des enjeux qui le dépassent.
La (sur)responsabilisation
« Mettre la France à l’arrêt », sermonnait récemment un ministre, pourrait conduire « à une catastrophe écologique, agricole ou sanitaire ». Vous serez d’autant plus coupables que vos devoirs seront vastes et larges. C’est le double entendre de « remercier » (dire merci / congédier) qui amorce ce deuxième mouvement, se terminant 5 strophes plus tard.
La (sur)capabilisation
Véritable lame de fond des deux mouvements précédents, les « possibles » font écho au mythe du self-made man états-unien (et ses dérivés). Premier mensonge qui crédibilise les autres : aucun obstacle ne peut survivre à la détermination d’un homme. L’individu peut tout (tout-puis-sant) : c’est donc sa responsabilité et sa faute s’il ne peut pas. C’est en hommage pays de tous les possibles que « l’hymne à l’Usalie » a remplacé les hymnes à la Molussie du philosophe allemand Günther Anders.
Face à cette dynamique bien huilée, la tendresse fait irruption. Pour le psychologue d’abord qui, dans l’enfance, l’oubli et la nuit voit son désir — si grand et si petit — se matérialiser. Sa fenêtre entrouverte devient le symbole de son espoir et de son échec : s’il l’avait ouverte, peut-être aurait-il pu s’échapper ? C’est cet essai qui conduira en tout cas le narrateur à projeter et partager la peine du docteur disparu.
C’est à son retour sur la scène du crime, dans ce qui pourrait la deuxième et dernière étoile lancée par son ex-soignant, qu’il constate comment la tendresse est, dans l’hymne final, l’ennemi avoué du sponsor. Alors comme lui, l’entendrez-vous, cette tendresse qui crépite encore ?
À bientôt !
Quelle belle idée ces news - letters !
Un poète est né au public. Avec sa belle écriture, son style qui semble ici léger, il nous livre ses pensées profondes. Son psy a disparu. C'est vrai, il n'a pas su ouvrir sa fenêtre. Le suicidé se libère croit-on mais il laisse derrière lui la culpabilité. Malgré le désespoir immense qui submerge, n'y a-t-il pas une part de vengeance, même inconsciente, dans la violence de l'acte ?