Tendresses cinquièmes
Bienvenue dans ce 5ème numéro de Tendresses – une lettre de poésie résistante, illustrée et contextualisée, chaque 3ème dimanche du mois.
Recommencements
une main cueillant le ciel
l’autre semant la terre
la grâce conte que l’éclair
éborgne
la grâce conte que c’est dans la lumière
qu’un nouvel œil
résonne
et ce matin
une main caressant le ciel
l’autre creusant la terre
Kadé crachée par le fleuve
voit la mer
qu’on lui avait cachée
et oublie un moment
l’école ses murs ses tristes bancs ;
ce matin Myee recueille
un papillon veule
le réchauffe le nourrit le console
à son envol reste avec elle
l’éclat de quelque poussière d’ailes ;
ce matin Tanga contemple stupéfaite
s’élever
les traces du crayon à papier
glissé sur sa tête par son père
pour la mesurer ;
ce matin Manapus croise un miroir
esquissant incurvés
les sillons du temps
les traits de l’histoire
l’éternité
et ce midi
une main froissant le ciel
l’autre lissant la terre
Soutongnoma souffle comme l’orage craque
ses bougies ondoyantes
découvrant tout à la fois les souhaits
les rêves et
les promesses brisées ;
ce midi Alinga éparpille
ses miettes et s’émerveille
d’un concert d’oiseaux
trouvant là de quoi
partager ;
ce midi Yingtai sent son coeur
se serrer
au passage de Liang
dont la vie chavire
dans les yeux de Yingtai ;
ce midi sur le chemin du retour
Toub s’est blessé
et sa bouille enlarmée d’écolier
s’est ravivée
quand un sourire de sa mère l’a soigné
et ce soir
une main peignant le ciel
l’autre empoignant la terre
Bogong regarde les nuages
au loin
se cuivrer
et l’horizon engloutir
le chef d’orchestre ensanglanté ;
ce soir Yu-Huan reçoit
des convives
s’affaire en cuisine
la table est dressée
la tendresse de mise ;
ce soir Ah Kyanto arrose
ses primevères
ses jacinthes et jasmins
dont les pupilles frétillent
au seuil de la pluie ;
ce soir Fati s’assoupit
les mains fébriles
la tête couvée
dans le creux
d’une nuque aimée
et cette nuit
une main déchirant le ciel
l’autre embrasant la terre
Boako prend place autour du feu
pour écouter les caresses
de la lune glacée
sur l’arbre à palabres
envoûtées ;
cette nuit Krubi devine
les astres leurs histoires
les étoiles et leurs humeurs
le fil du destin et les parques qui tissent
demain ;
cette nuit Brolga danse
et dans ses rondes et sous ses pas
la Création crie
que le créateur
n’existe pas ;
cette nuit Hebo
le démon des eaux
observe tout cela
et le marmonne tout bas
au poète errant qui passait là
et cette aube
comme toutes les aubes
entonne alors leur chemin leur chant
celui
d’un rire d’enfant
— Les Ordres de la Nuit, Anselm Kiefer, 1997.
Quelques éléments de contexte…
Ce poème est né d’une interrogation : qu’est-ce qu’une information ? Malgré ses multiples définitions et contours, l’information est aujourd’hui vue à travers le prisme médiatique. En découle notamment :
- Qu’elle est le fruit d’une méthodologie : vérifiée, éditée et publiée, l’information est produite ;
- Et qu’elle est l’objet d’une hiérarchie : qu’est-ce qui, parmi un volume (conséquent) d’informations, mérite d’être vérifié, édité et publié ? Pourquoi traiter une information plutôt qu’une autre ?
Un programme uruguayen, Tiranos Temblad, rappelle pourtant que l’information est avant tout un LIEN : c’est précisément un des rôles que remplissent — bon gré, mal gré — les médias et les journalistes.
Mais, et c’est essentiel, ils ne sont pas les seuls à jouer ce rôle. Notre quotidien en est rempli : les crises climatique, sociale, du vivant, énergétique… n’effacent pas qu’hier, Soutongnoma a fêté son anniversaire, Kadé a vu pour la première fois la mer et Krubi s’est allongée pour admirer le ciel étoilé.
C’est ce second mouvement — ce premier souffle — que ce numéro de Tendresses a voulu mettre à l’honneur.
L’introduction fait ainsi référence aux derviches tourneurs qui, dans leur transe, tendent la main droite vers le ciel pour recueillir la grâce divine, et tournent leur main gauche vers la terre pour l’y répandre.
Ce trait d’union entre ciel et terre sert d’appui au développement du poème qui narre des scènes éphémères — éternelles — du quotidien. Au risque de compliquer la lecture, les noms utilisés proviennent de contes d’Afrique, d’Amérique, d’Asie et d’Océanie qui n’ont rien perdu en sagesse et en magie.
Il s’agit par exemple d’Alinga l’homme-lézard, dont les griffes ont creusé des cavernes et des fissures dans l’Ayers Rock australien, des amants papillons YingTai et Liang Shanbo (Chine) ou de Kadé qui a traversé un fleuve sur le dos du crocodile Bamba pour rejoindre son père mourant (conte peul de Guinée).
Reste alors le démon des eaux, Hebo (faisant également partie d’un conte chinois), qui souffle ces événements au poète. Tous deux savent bien que, si le soleil continue de se lever, c’est pour écouter le chant d’un rire d’enfant — à moins peut-être que ce rire fasse lui-même naître le soleil.
« Il faut voir ce que c’est, un enfant », disait Eduardo Galeano. « A cet âge, nous sommes tous païens et à cet âge, nous sommes tous poètes ».
A bientôt !